Vers la libération de certaines données de l’IGN : un rêve ou une réalité proche ? (1ère partie)
D’où parlons-nous ?
Et d’abord qui est ce nous ? En fait nous intervenons ici à titre personnel. Ces lignes n’engagent que leur seul auteur. Ce texte et les hypothèses qu’il évoque, ne sont le fait d’aucune officine secrète, qui chercherait à avancer plus ou moins masquée.
Nous voudrions nous inviter dans un débat engagé depuis quelques temps par la communauté géomatique française sur le thème de la libération[1] de données géographiques, produites et diffusées actuellement sous licence commerciale par l’IGN et empêchant initialement toute édition, modification ou redistribution.
Notre légitimité à nous avancer sur le terrain, rapidement mouvant, de la libération des données de l’IGN tient d’abord à notre connaissance et notre pratique variée du monde de la géomatique et de la cartographie en général depuis près d’une vingtaine d’années. Mais nous avançons aussi ces idées en tant que citoyen qui s’interroge sur ce qui peut contribuer concrètement à une amélioration dans l’accès à tous à des données publiques, sans obligation technique majeure, sans discrimination de statuts ou d’organisations de rattachement ou encore sans contrainte commerciale ou contractuelle. Il s’agit aussi d’une suggestion d’un citoyen qui considère non pas que les logiques marchandes sont à bannir par principe mais qu’à côté de celles-ci, il doit en être proposé d’autres pour garantir aux usagers actuels et futurs un véritable choix entre des produits marchands et d’autres produits non-marchands, suffisamment adaptés à leurs besoins : il en va des données géographiques comme des logiciels comme de plus en plus de produits.
Quelques éléments de contexte
Si le modèle économique qui a su s’imposer comme dominant dans nos sociétés dans les échanges entre acteurs économiques, est le modèle du « libre échange » (le terme prête à confusion…), des modèles alternatifs ont su voir le jour et se faire une place croissante dans une économie marchande mondialisée. L’émergence et le succès grandissant des logiciels libres[2] depuis près d’une vingtaine d’années démontre qu’il est possible pour des entreprises de vendre des services payants tout en ne commercialisant pas les « produits de base ». Aujourd’hui les perspectives de croissance des marchés du logiciel libre font pâlir de plus en plus d’entreprises vendant des logiciels propriétaires (dits aussi privateurs)[3] au point de les conduire à s’engager pour partie sur ces marchés.
De façon liée, le succès croissant des modèles collaboratifs de conception, de production, de distribution de savoir et de savoir-faire démontre la faisabilité et la fiabilité d’un accès libre, égal pour tous, permanent et gratuit à un ensemble de données et informations sous une forme numérique et qui ne peuvent être la propriété d’une minorité ni vendues en tant que telles. L’exemple de l’encyclopédie collaborative Wikipedia, connue de tous les internautes aujourd’hui, en est une illustration vivante, même si celle-ci peut aussi trouver ses limites pour certains utilisateurs ou contributeurs.
Après ces éléments de contexte général, revenons-en à l’objet de ce texte.
Parmi les missions de l’IGN, définies par le décret décret n° 81-505 du 12 mai 1981 modifié, on trouve celle de « constituer et mettre à jour sur l’ensemble du territoire les bases de données géographiques et les fonds cartographiques, et en assurer la diffusion« . En outre, il est indiqué dans le rapport d’activité 2007 de l’institut[4] que celui-ci « a statutairement la possibilité de concevoir et commercialiser « à titre complémentaire », dans le respect des règles de concurrence, tout produit ou service à partir des données recueillies dans le cadre de ses missions de service public, sans que la dotation publique n’aide en aucune façon les activités commerciales« . Il est indiqué dans le même rapport d’activité 2007, que l’IGN, établissement public de l’État à caractère administratif doté de la personnalité civile et de l’autonomie financière, voit son budget annuel abondé pour moitié par l’État (environ 60 millions d’euros) et pour l’autre moitié par des ressources propres.
Autrement dit, l’IGN a la possibilité de commercialiser ses produits, en tant que tels ou inclus dans des services marchands, sans que cela soit une obligation pour autant, mais à la condition expresse que cette activité respecte les règles de la concurrence et ne soit donc pas financée par la dotation de l’Etat.
L’IGN a déjà fait le choix de mettre à disposition à titre gratuit sur son site certaines données[5], ce qui nous sera inévitablement rétorqué par certains lecteurs de ce texte. Mais ces données n’ont pas le statut de données libres. De plus, les conditions générales d’utilisation de ces fichiers numériques[6] imposent des limites quant aux possibilités d’utilisation, de modification et de traitement sur ces données. Ainsi les fonctionnalités autorisées sont essentiellement des fonctionnalités d’affichage (affichage de la carte, déplacements, zooms avant et arrière), alors que les fonctionnalités suivantes sont exclues : traitements cartographiques, requêtes (calcul d’itinéraires, sélection d’objets en fonction de leurs caractéristiques). Il est précisé que « La copie ou le téléchargement des fichiers, l’usage hors-ligne pour un site internet ou l’usage une fois le cédérom hors du lecteur du poste de travail de l’utilisateur ne doivent pas être possibles. Le licencié est responsable de l’accès des utilisateurs au site Internet ou aux cédéroms contenant les images numériques. »
Des débats, parfois animés, ont eu lieu ces derniers temps, notamment sur le site Georezo. Ces débats concernent les conditions de numérisation et d’utilisation de documents cartographiques administratifs ou encore de la réutilisation de données géographiques, plus ou moins dérivées de données originelles, payantes et sous droit de reproduction. Mais ces échanges semblent tous buter sur les arcanes des textes législatifs concernant les données produites par les administrations françaises et surtout sur les limitations très strictes imposées par les termes des contrats de licences de droit d’usage de données géographiques, en particulier ceux de l’IGN, l’établissement public administratif (mais pas l’unique) en charge de la production de données géographiques pour le territoire national.
Dernier élément de contexte : depuis 2007 la Directive INSPIRE[7] est entrée en application. Celle-ci vise à l’harmonisation européenne dans la production et l’échange de données nécessaires aux différentes politiques de l’Union européenne dans le domaine de l’environnement pris dans un sens large. Parmi ces données se trouve en première place l’information géographique. L’IGN revendique son implication très forte dans la mise en œuvre de la directive d’INSPIRE. Parmi les données sur l’environnement concernées par cette directive, certaines sont présentes dans les produits de l’IGN.
La libération de certaines données de l’IGN : de quoi s’agit-il ?
Nous proposons d’engager le débat (ou de l’alimenter s’il est déjà engagé quelque part) sur la possibilité que l’IGN verse certaines de ses données géographiques numériques auprès de projets en cours de données géographiques libres. En un mot, nous appelons à une libération d’une partie des données de l’IGN.
« Un rêve direz-vous ? ». Certainement[8]. « Encore un utopiste ! » Pourquoi pas. Mais ceux qui répondraient un peu vite ainsi doivent se rappeler que l’utopie est indispensable à toute communauté comme aux individus pour vivre, pour surmonter des difficultés, pour continuer à croire à certaines raisons de faire ou d’exister. Et ces mêmes doivent savoir maintenant que l’utopie d’hier peut devenir aujourd’hui une réalité en faisant avancer aujourd’hui l’histoire dans un sens plus respectueux des principes démocratiques, même si cela peut prendre beaucoup de temps.
Sauf erreur de notre part, nous avons lu nulle part qu’une telle initiative était en cours de réflexion à l’IGN ou dans quelque officine publique. Nous proposons donc de lancer et de contribuer ce débat afin que celui-ci fasse l’objet d’échanges et d’avis contraires et respectueux et surtout avec une participation équilibrée de toutes les parties concernées dont celle de l’IGN bien évidemment.
D’autres que nous ont déjà appelé à « Libérer les données géospatiales gouvernementales »[9]. Nous rebondissons sur leurs suggestions en essayant de centrer le débat sur l’un des principaux producteurs français de données géographiques, l’IGN, mais la question peut être tout aussi légitime pour d’autres instituts publics ayant aussi des missions de service public de production de données de référence, qu’elles soient directement géographiques ou géoréférencées (BRGM, IFN, IFREMER, SHOM, etc… bref les partenaires du Géoportail).
Du reste, ne peut-on pas lire dans le rapport d’activité 2007 de l’IGN que celui-ci se veut engagé dans « une politique partenariale dans un double souci de partage de l’information et de service rendu à la collectivité publique« ?. Ainsi l’IGN met en avant que la mutualisation de la collecte, l’enrichissement et l’échange de ses bases de données géographiques est un axe fort de sa politique de partenariat, même si celle-ci se limite pour l’instant à des organismes publics eux-mêmes producteurs de données géographiques ou géoréférencées (des SDIS, des Départements, des DDE, l’IFN, etc.).
En aucune manière, il ne s’agit pour nous de remettre en cause la qualité des travaux et produits de l’IGN, ni la technicité de ses équipes, encore moins la légitimité de cet établissement. Tout cela n’est nullement notre propos. Nous n’avons à régler de compte avec personne et ne sommes frustrés par aucun échec passé.
La libération dans le domaine de la géomatique : une pratique déjà engagée par des entreprises du secteur privé
De grandes entreprises privées du secteur de la géomatique ont déjà fait le choix de s’orienter vers une politique de libération d’une partie de leurs produits, logiciels ou bases de données cartographiques, non pas pour les beaux yeux de leurs utilisateurs, mais parce qu’elles y ont un intérêt ou plutôt des intérêts (économiques, d’image, etc.).
Citons l’exemple d’Autodesk qui, en 2006, a fait le choix de libérer le code d’un de ses produits MapGuide dans le cadre de l’OSGeo. Ce produit, dénommé MapGuide OpenSource[10], est développé par une communauté à laquelle les développeurs d’Autodesk participent sans que leurs avis soient majoritaires pour l’instant. Autodesk, qui continue à faire évoluer ses produits commerciaux MapGuide Entreprise et MapGuide Studio, peut suivre de près et avec intérêt l’évolution du produit OpenSource[11]. Un dialogue, qui semble constructif et profitable à l’entreprise et à la communauté des développeurs du produit libre, semble donc possible[12].
Dans un autre ordre d’idée, l’année dernière, Yahoo a mis à disposition du projet OpenStreetMap [13] ses fonds de plan et a autorisé le projet OpenStreeMap à utiliser ces fonds pour les numériser. Cependant, ces fonds cartographiques ne couvrent pas en haute résolution l’ensemble du globe, mais seulement les grandes métropoles. De plus, ces données ont été mises à disposition sans pour autant pouvoir être considérées comme libres.
Enfin, Tele Atlas, récemment rachetée par TomTom, vient d’annoncer la disponibilité de ses premières bases de données cartographiques enrichies par des données GPS agrégées par le grand public [14]. Baptisées « Multinet 2008.10 », pour les données d’octobre 2008, ces bases de données ont comme objectif de « transformer la cartographie numérique en données communautaires », indique Bill Henry CEO de Tele Atlas. Cette contribution communautaire des données de Tele Atlas s’appuie sur le service « MapShare » de TomTom qui permet à tous les clients possédant des GPS autonomes de la marque de modifier en quasi temps réel des attributs sur les cartes numériques. C’est le taux important d’évolution du réseau routier qui a rendu ce type de mise à jour particulièrement critique. Les systèmes de navigation embarqués qui sont directement alimentés par ces bases de données, peuvent ainsi gagner en précision et en fraîcheur des données utilisées par les conducteurs.
Cette initiative devrait ensuite permettre d’alimenter en données enrichies les systèmes embarqués d’autres marques que la seule marque TomTom. Dorénavant les données de Tele Atlas vont faire l’objet d’une mise à jour croisée entre le système des Mobile Mapping Vans, les camping cars équipés de caméras, et les données provenant des communautés.
En outre, ces nouvelles données tiennent compte du sens du trafic et sont l’occasion de mises à jour et de corrections sur les noms de rue, la vitesse des routes, … Ainsi, en juillet 2007, ce sont 1500 modifications qui ont été enregistrées en moyenne chaque jour sur les bases de Tele Atlas alors que ce sont 4 millions de mises à jour qui ont été intégrées en septembre 2008.
Pour autant ces données ainsi modifiées à l’aide des contributions des usagers, ne peuvent être considérées comme des données libres. Mais ce mode de collaboration peut augurer de fonctionnements nouveaux de certaines communautés d’usagers de bases de données géographiques, même si, pour l’instant, les termes de cette collaboration peuvent paraître inégaux entre les parties.
On voit bien là l’application dans le domaine de la géomatique du principe d’une libération de produits propriétaires, dans le cadre de partenariat secteur privé-communautés dont les intérêts, certes très différents, ne sont pas toujours incompatibles.
[1] Imaginons que c’est la bonne expression pour désigner des données géographiques rendues libres
[4] Rapport d’activité de l’IGN 2007 (disponible sur le site de l’IGN :
http://www.geoportail.fr/partage/institutionnel/RA/RA2007_complet.pdf )
[7] Directive 2007/2/CE du Parlement européen et du Conseil du 14 mars 2007 établissant une infrastructure d’information géographique dans l’Union européenne http://inspire.jrc.ec.europa.eu/
[8] Un billet posté sur Georezo en juin 2008 qui pastichait le fameux discours « I have a dream » du Dr Martin Luther King voilà quarante ans, avait déjà évoqué l’idée d’un rêve qu’un jour des données de l’IGN soient reversées sous licence libre.
[11] cf. le blog « Geospatial made in France »de Gwenaël Bachelot http://geospatialfrance.typepad.com/
4 Commentaires
1 Déc 2008 - 11:12:21Un lien supplémentaire pour enrichir la réflexion menée par ce billet :
> http://powerofinformation.wordpress.com/2008/11/27/geographic-data-that-should-be-free-in-all-senses-of-the-word/
Je me permet de rebondir sur cette phrase :
« nous avons lu nulle part qu’une telle initiative était en cours de réflexion à l’IGN ou dans quelque officine publique »
. Mon petit doigt m’a soufflé que certaines choses pourraient changer procgainement, justement… Espérons qu’il ne se trompe pas 😉
Si c’est ton petit doigt, c’est donc que cela n’est écrit nulle part …
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