Tardivement apparu sur le devant de la scène politique, le mouvement de l’Open Data connaît aujourd’hui une adoption fulgurante : au motif de l’achèvement d’une politique de transparence initiée par le secteur public dans les années 80 ou comme nouvelle source de valorisation de leurs données par les acteurs privés. Pas plus tard que cette semaine, on a pu assisté au lancement de la plate-forme de données nantaise et à une manifestation pour la libération des données lilloises, rejoignant ainsi la liste des collectivités ayant adopté leur propre « politique Open Data » (savante composition d’arguments politiques, techniques, stratégiques et juridiques).
Ce billet ne tend pas vers l’exhaustivité, mais se concentre sur la dimension juridique afin de dessiner un panorama global des enjeux juridiques et des pratiques contractuelles qui entourent la valorisation des données dans un mode « ouvert. »
Le statut juridique des données sera donc détaillé (1) avant de faire le point sur le mouvement contractuel de l’Open Data (2). Un autre billet viendra ultérieurement compléter ces éléments en approfondissant les questions que pose l’Open Data en termes de stratégies (quelle(s) licence(s) utiliser, et comment les utiliser), de politiques, et de mises en place concrètes (processus).
Les données peuvent être concernées à deux titres :
- du point de vue de la propriété intellectuelle
- ou de la Loi de 78 relative aux informations publiques.
Le statut juridique des données aux termes de la propriété intellectuelle
La notion de donnée ne correspond à aucune qualification juridique précise. Elle est donc assimilée à une information, qui est dite « de libre parcours » et ne confère aucun monopole légal à son détenteur.
Inutile donc d’accorder un crédit au distinguo opéré par certaines sociétés qui revendiquent une protection des données qu’elles génèrent en fonction des efforts financiers fourni [1] : les données brutes (primaires : inexploitables directement par l’utilisateur) ; les données corrigées (ou traitées/ exploitables : elles seraient appropriables) ; et les données élaborées (ou analysées ou dérivées – des données extérieures sont ajoutées : elles sont appropriables). C’est en effet au juge qu’il revient, au cas par cas, de trancher la question et l’effort financier ne permet pas de prétendre à un droit d’auteur.
Ainsi, contrairement aux créations classiques (logiciels, articles, etc.), les données ne génèrent pas, en tant que telles, un quelconque droit de propriété intellectuelle au profit de celui qui les crée, les détient ou les exploite – seule la structure de la base de données peut, pour peu qu’elle soit considérée comme originale, prétendre à une telle protection. Il y a deux conséquences majeures :
- en l’absence de droit exclusif qui permettrait de conditionner chaque usage au respect du cadre contractuel défini, celui qui détient des données se trouve démuni face à toute personne qui aurait pris connaissance des données sans contracter ;
- en l’absence de cession relative aux autres droits exclusifs (même potentiels), les utilisateurs subséquents encourent le risque que ces derniers leur soient opposés.
Il existe néanmoins un autre droit, généralement accessoire aux autres droits de propriété intellectuelle, mais qui peut parfaitement être utilisé à titre principal : le droit sui generis des bases de données qui permet de limiter ou conditionner certaines extractions réalisées sur la base. Il est néanmoins nécessaire, pour prétendre à un tel droit, prouver l’existence d’un investissement substantiel relatif à la constitution de la base de données [2].
Du point de vue de la Loi de 78 relative aux informations publiques
En 1978, la France s’est dotée d’une loi « portant diverses mesures d’amélioration des relations entre l’administration et le public et diverses dispositions d’ordre administratif, social et fiscal ». Elle était destinée à assurer aux citoyens l’accès aux documents administratifs (en provenance d’établissements publics administratifs, ou privés avec mission de service public) et entraînait d’une part des obligations de mise à disposition pour l’administration et d’autre part la constitution d’une commission, la Commission d’Accès aux Documents Administratifs (CADA), garante de leur respect. Il y eut ensuite peu d’usage de cette loi, même si, en phase avec son époque, le gouvernement français confirma en 1998 que les « données publiques essentielles » devaient être accessibles gratuitement sur Internet.
En 2005, une ordonnance « relative à la liberté d’accès aux documents administratifs et à la réutilisation des informations publiques » (transposant la directive européenne de 2003 « sur la réutilisation des données du secteur public ») est venue ajouter – et organiser – la possibilité de réutiliser les données publiques. Certains documents sont expressément exclus de cette réutilisation (lorsque protégés par un droit de propriété intellectuelle d’un tiers, relatifs à un service public industriel et commercial, ou provenant d’établissements et institutions d’enseignement et de recherche ou d’organismes ou services culturels). Une circulaire du Premier Ministre ajoute, courant mai 2006, un « objectif de développement économique par une meilleure valorisation des gisements de données dont disposent les administrations ».
Deux logiques coexistent donc : celle (passive) de la simple mise à disposition impliquant une démarche du demandeur et celle (active) de la diffusion reposant sur une démarche du producteur de la donnée. Constitutives d’une politique incitative, ces dispositions prennent la forme d’une série d’obligations à l’encontre de certaines personnes publiques (tous les établissements publics ne sont pas concernés), pour certains documents (tous les documents ne sont pas visés – sont notamment exclus tous ceux devant demeurer secret, touchant à la défense nationale, la sécurité publique, la protection d’espèces rares ou des données archéologiques) afin d’assurer certains droits aux citoyens. Au-delà de ce cadre minimum, il leur est évidemment tout à fait possible d’opter pour une diffusion plus large des données/informations publiques détenues : le mouvement de l’open data étant la politique la plus ouverte en la matière, et la meilleure en termes de marketing…
Enfin, parallèlement, et dans deux domaines précis : une Charte de l’environnement a été rédigée dans la continuité de la Convention d’Aarhus afin de préciser que « [t]oute personne a le droit, dans les conditions et les limites définies par la loi, d’accéder aux informations relatives à l’environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement ». La directive européenne INSPIRE a ajouté un cadre légal pour l’établissement et l’exploitation d’une infrastructure d’information spatiale commune en Europe.
Même si ce corpus juridique à un impact direct sur la diffusion de données et de créations par le secteur public, il ne doit pas être assimilé à un « pseudo droit de propriété intellectuelle », ne concède pas de monopole, mais oblige au contraire à un certain comportement. Ainsi, les conditions qui assortissent éventuellement leurs usages ne s’opposent pas à la jouissance des droits que peut conférer une éventuelle licence : elles ne s’imposent ainsi que lorsque les données sont corrélées à un producteur personne publique, et leur dénaturation ne s’entend pas du support qui les contient (et peut parfaitement être modifié si les droits de propriété intellectuelle le concernant sont bien concédés), mais de l’information qui est contenue (il sera ainsi toujours possible de n’utiliser qu’une partie des informations publiques, ou au contraire d’étendre les informations initialement diffusées, mais pas de donner à ces informations publiques un sens qui n’était pas le leur).
Rédacteur : Benjamin Jean
[1] Voir à ce sujet les excellents travaux de thèse de Moreno (Annie), La commercialisation des images spatiales. Approche juridique, Litec, 1999.
[2] À la base de données seulement, ainsi ne sont pas pris en compte les investissements nécessaires à la création du contenu de la base.
Bonjour,
c’est une assez bonne illustration d’une interprétation du droit au service d’une cause. J’ai entendu des juristes (tout autant éminents, sans doute) défendre une analyse strictement contraire, en particulier sur le droit des images spatiales que certains s’acharnent à présenter comme un droit particulier. C’est une logique d’avocat, il faut en être conscient.
Selon l’analyse des juristes de l’Etat (et de la CADA), il y a deux droits traitant de la diffusion de l’information (loi 78-753 et Code de l’environnement). La définition de « document » (qui peut être une base de données…) y est notamment différente, ainsi que d’autres détails. L’application de ces deux droits requiert la mise en oeuvre de législations connexes, comme le code de la propriété intellectuelle, Informatique et liberté, la loi de 1955 sur les statistiques etc. Placer le droit de propriété sur le plan de celui de l’accès aux données publiques est un procédé littéraire permettant d’attaquer les sociétés « gloutonnes », ennemies du peuple et du progrès.
Selon les quelques jurisprudences que j’ai eu à connaître, il est au mieux hasardeux de prétendre que « les données ne génèrent pas, en tant que telles, un quelconque droit de propriété intellectuelle » notamment parce qu’une donnée est toujours une abstraction du monde réel mise en forme d’une certaine façon, et que le Code le propriété intellectuelle inclut le droit du producteur de base de données.
De plus, cette analyse partisane est à l’opposé de l’interopérabilité (l’Open Data est bien la meilleure en matière de marketing, c’est certain, par contre c’est du vrac).
Sur les licences, Libertic http://libertic.wordpress.com/tag/licence/, militante de l’OpenData, a fait des papiers que je trouvent finalement bien plus informatifs.
Bonjour,
Un grand merci pour ce commentaire argumenté. On a délibérément choisi de découper le billet initial en 3 pour s’adapter au format du blog, d’où certains manquements qui seront, je l’espère, rattrapés à la lecture du tout.
Néanmoins, quelques premiers (rapides) éléments de réponses :
* Concernant la cause que je sers : je m’attèle depuis de nombreuses années à diffuser le maximum de connaissance (notamment juridiques) utiles à la connaissance du système du Libre et à l’accompagnement des acteurs entrant dans cette démarche. Dans ce cadre, j’ai été amené à travailler avec Open Street Map à ses débuts, ensuite avec des ministères, puis un certain nombre de collectivités avant de traiter aussi du sujet de l’Open Data avec quelques grands groupes désireux de valoriser leurs données par ce biais. Donc à ce sujet, je n’ai vraiment rien à défendre.
* Concernant les obligations du secteur public en matière d’informations publiques : il y a effectivement (ainsi que je l’ai mentionné) une norme générale (la Loi de 78) et des normes particulières (en l’espèce, il s’agit principalement de la charte de l’environnement et de la directive INSPIRE). À noter 1) que les secondes concernent un type de données bien particulier, mais imposent des obligations plus fortes aux collectivités (c’est d’ailleurs pour cela que ces secteurs ont été les premières à diffuser ces données) ; et 2) que la logique de l’Open Data doit être globale (c’est en ça qu’elle doit être rapproché de la norme générale) et non sectorielle (au passage, c’est sur ce motif que la carte entretenue par LiberTIC n’intègre par les politiques publiques qui ne concernent que le SIG).
* concernant les deux normes (droit de propriété intellectuelle et accès aux données publiques) : elles tirent toutes les deux leur autorité de la Loi et rien n’autorise à favoriser l’une au détriment de l’autre (chose que seul pourrait faire le Conseil Constitutionnel, sachant qu’en l’occurrence la Loi de 78 intègre un certain nombre de dispositifs en faveur de la PI qui pourrait lui desservir).
* les sociétés gloutonnes : le terme peut effectivement être péjoratif, mais il serait hypocrite de nier ce phénomène (je pense que tout le monde s’accorde sur le fait que celui qui détient le plus de données est le plus susceptible de les interpréter, ce qui transforme ces données en une source de valeur faramineuse). C’est donc un comportement observable, inutile de le nier (sans prendre parti sur le modèle économique qui se comprend parfaitement).
* les données ne génèrent pas de droit en tant que telles : désolé d’être catégorique, mais il est tout simplement faux d’affirmer le contraire. Vous dîtes que la « donnée est toujours une abstraction du monde réel mise en forme d’une certaine façon », dans cette situation la mise en forme peut éventuellement, si elle est originale, être qualifiée d’œuvre, mais ce ne sera jamais la donnée en tant que *donnée* (les bases de données pouvant être originales, mais je ne crois pas qu’on puisse en faire un principe). Concernant le droit sui generis des bases de données, il porte sur les _bases de données_, non sur les données.
* enfin, concernant le dernier paragraphe, je n’ai pas compris les arguments. Cela dit j’aime beaucoup ce qu’écrit Claire pour LiberTIC
Pour conclure, merci encore pour ces échanges, j’espère qu’ils continueront lors des prochains billets.
Bien cordialement,
Benjamin
Je n’ai malheureusement pas le temps de répondre en détail. Je respecte votre engagement, mais suis critique sur le lieu (vous n’y êtes pour rien). Je suis d’accord avec la plupart des éléments de votre réponse, mais avec un point de vue ingénieur (je n’ose dire opérationnel). Je les organise différemment, et c’est assez essentiel pour les lecteurs professionnels de la géomatique.
Nous avons un désaccord de fond sur la donnée. Une position d’un objet à la surface de la Terre est non protégeable, bien entendu. Une donnée dans un fichier géographique est rarement (en première approximation : jamais) réductible à cela. C’est pourquoi, en réponse à un amendement parlementaire obligeant à donner gratuitement des données de l’Etat ou de ses EP aux collectivités, nous avions défendu avec succès en section des travaux publics du Conseil d’Etat un notion de « données brutes corrigées des erreurs manifestes », réputées dénuées propriété intellectuelle (décret publié en janvier 2008 en application de la loi 2004 sur la prévention des risques, désolé de ne pas avoir le n° sous la main).
Cordialement
Bonjour,
OK, je comprends parfaitement que nos conceptions d’un même sujet divergent, cela même si je suis certain que sur le fond nous nous rejoindrions.
Je suis très preneur de toutes ces réflexions directement liées aux usages de ces données, et je crois qu’il est aussi intéressant de partager l’appréhension juridique attachée à ces usages : c’est justement parce que le sujet n’était auparavant jamais abordé en ces termes qu’il a ensuite été difficile de transposer les habitudes juridiques (notamment des collectivités) au monde de l’Open Data (et permettre, par exemple, la création d’un cadre juridique qui satisfassent autant les collectivités, sociétés privées et communautés).
Pour en revenir au fond du sujet : si je fais la distinction entre la donnée/l’information et son contenant (document, base de données, etc.), c’est qu’il est tout à fait possible de réutiliser les données dudit contenant sans pour autant être tenu par la licence de celui-ci. Je suis tout à fait conscient que la valeur est parfois plus dans l’organisation ou la quantité des données, mais dans d’autres situations (notamment lorsque la qualité des données est recherchée), il peut être important de vouloir protéger/conditionner l’usage de la donnée elle-même.
Les deux autres billets devraient être publiés cette semaine me semble-t-il : au moins donneront-ils une vision complète de ce que je voulais présenter, j’espère que nous pourrons ainsi poursuivre ces échanges.
Cordialement,
P.-S. Même si je pense effectivement qu’il est intéressant de constater que l’Open Data entre en contre courant avec une pratique d’entreprises basée sur l’absence de partage des données collectées, j’ai supprimé la phrase introductive dans laquelle j’y faisais maladroitement illusion.
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